Analyse et commentaire
par Catherine Riva, Serena Tinari – Re-Check.ch
19 février 2021

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La Swiss National COVID-19 Science Task Force, groupe d’experts censé éclairer les décideurs sur l’évidence scientifique dans la crise du coronavirus, continue de jouir d’une visibilité extraordinaire et d’influencer le quotidien des Suisses de manière inédite. Un débat sur sa légitimité et son rôle apparaît plus nécessaire que jamais. Et surtout, il est grand temps d’examiner de manière critique la qualité de son travail scientifique.

En moins d’un an, les médias helvétiques ont hissé certains chercheurs au rang de VIP. Alors qu’en janvier 2020, les noms de Marcel Salathé, Jacques Fellay, Christian Althaus, Didier Trono, Samia Hurst-Majno, Richard Neher, Nicola Low, Martin Ackermann ou encore Matthias Egger étaient pratiquement inconnus du grand public, aujourd’hui tout le monde en Suisse, ou presque, sait qui sont ces experts membres de la Task Force.

Leur notoriété actuelle n’est guère surprenante: selon le magazine Horizons du Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS), pour la seule période allant de janvier à juin 2020, la base de données des médias suisses SMD compte par exemple plus de 1400 entrées pour Marcel Salathé et quelque 700 entrées pour Christian Althaus (qui a quitté la Task Force en janvier 2021). Ces valeurs records illustrent bien le constat du rapport «Qualität der Medien, Jahrbuch 2020», publié par le Centre de recherche Domaine public et société fög de l’Université de Zurich: depuis février 2020, les médias ont développé une grande dépendance aux experts et lorsqu’il est question de la crise COVID-19, les premiers à être sollicités en Suisse sont membres de la Task Force.

La mission officielle de ces chercheurs est de conseiller le Conseil fédéral, les cantons et l’administration fédérale dans la crise COVID-19 par le biais de recommandations censées reposer sur l’évidence scientifique. Mais force est de constater que la Task Force se borne rarement à conseiller. Depuis février 2020, il ne se passe pas un mois sans que l’un de ses membres, voire le collectif entier ne donne activement de la voix dans les médias (comme par exemple ici en juin, ici en juillet, ici en août, ici en septembre, ici en octobre, ici en novembre et ici en décembre 2020).

Le plus souvent, c’est pour brosser un tableau menaçant de la situation, critiquer les mesures décrétées par les autorités et en réclamer de plus strictes. Et même quand le Conseil fédéral décide dans un premier temps de ne pas suivre ses recommandations, la Task Force finit presque toujours par obtenir ce qu’elle préconise: par exemple le port du masque obligatoire dans les transports publics, ou encore la fermeture des restaurants, des bars et des boîtes de nuit.

La Task Force est donc aujourd’hui l’un des organismes les plus influents du pays et à ce titre, sa légitimité et la qualité de son travail méritent un examen.

Quel statut? Quelle légitimité?

Commençons par rappeler que la Task Force est un organisme non élu et non représentatif, qui ne rend de comptes ni au peuple, ni au Parlement. Elle s’est auto-constituée, entre autres à l’initiative de certains de ses membres. Les documents que nous avons obtenus au terme d’une demande LTrans, indiquent que Martin Ackermann, actuel président de la Task Force, a adressé le 24 mars 2020 avec Yves Flückiger (swissuniversities), Michael Hengartner (président du Conseil des EPF) et Matthias Egger (président du Fonds national suisse) un fichier Word en trois langues à Lukas Bruhin, responsable de l’Etat-major du Conseil fédéral chargé de gérer la crise du coronavirus. Ce document présentait un concept «clé en main» pour une task force scientifique ad hoc. La comparaison de ce fichier et du document, par le biais duquel l’OFSP et le SEFRI ont confié le mandat de mettre sur pied une «Swiss National COVID-19 Task Force» au Fonds national Suisse (FNS), au Conseil des EPF (Ecoles polytechniques fédérales), à Swissuniversities et aux Académies suisses des sciences, montre que les responsables de l’Etat-Major de crise, de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) et du Secrétariat d’Etat à la formation, à la recherche et à l’innovation (SEFRI) ont avalisé ce concept pratiquement sans le modifier. L’entrée en fonction de la Task Force a alors été réglée en quelques e-mails, quelques coups de fil et une présentation Power Point. La question de la durée de son mandat n’a pas été abordée.

A cette absence de légitimité démocratique s’ajoute un fonctionnement pour le moins opaque. Ses membres sont cooptés. Les nominations doivent simplement être approuvées par les mandataires de la Task Force, qui sont aujourd’hui le Département fédéral de l’intérieur (DFI) et l’OFSP. Il n’existe aucun règlement qui fixe les critères de désignation, les modalités d’élection ni de tournus. Pietro Vernazza, médecin-chef du service d’infectiologie de l’hôpital cantonal de Saint-Gall, par exemple, avait été invité en mars 2020 à rejoindre le comité d’experts. Avant d’être désinvité sans explication.

La transparence concernant les conflits d’intérêts éventuels des membres de la Task Force n’a pas non plus toujours été à l’ordre du jour. En avril 2020, lorsque nous avions demandé au SEFRI et à l’OFSP de nous transmettre les déclarations d’intérêts de ces chercheurs, ils nous avaient indiqué le site Internet du groupe d’experts, où, à l’époque, ne figuraient que des liens renvoyant à la page web de chaque chercheur dans l’institution où il travaillait. Or une telle page ne contient pas, en principe, de déclaration de conflits d’intérêts: elle est avant tout un espace où le scientifique présente ses travaux sous le meilleur jour possible, avec la liste de ses publications et de ses distinctions. Il a fallu attendre juin 2020 pour que des déclarations d’intérêts en bonne et due forme soient disponibles. La question du contrôle de leur exactitude reste toutefois entière.

Autre point problématique: ni le législatif, ni le souverain n’ont les moyens de savoir comment les 70 membres actuels de la Task Force prennent leurs décisions: une autre demande LTrans adressée par Mike Wyniger, réalisateur à Berne, a en effet révélé que la Task Force ne tenait pas de procès-verbaux de ses séances. Gian Casutt, responsable de la communication du Conseil des EPF, a justifié cette absence de documents officiels comme suit: «Comme vous le savez peut-être, les membres de la Task Force travaillent de manière bénévole et ne sont pas rémunérés, de ce fait, les procédures restent simples sans charge administrative.» Cette volonté de fonctionner de manière non bureaucratique a peut-être des avantages pour les membres de la Task Force, mais elle pose un important problème en termes de transparence et de possibilité de contrôle démocratique. En effet, la loi fédérale sur l’archivage prévoit l’obligation d’archiver «tous les documents de la Confédération qui ont une valeur juridique, politique, économique, historique, sociale ou culturelle». Ce sont les documents ainsi archivés auxquels accèdent celles et ceux qui déposent des demandes LTrans. De fait, si la Task Force ne produit pas de procès-verbaux de ses séances, une part importante de ses activités ne pourra jamais être soumise à un examen détaillé, ni aujourd’hui, ni à l’avenir.

Aucun texte, enfin, ne règle la question de la suspension des activités de la Task Force ni de sa dissolution.

Non-respect des règles et confusion des rôles

Néanmoins, depuis le tout début, son règlement précise que ses membres ne sont pas censés communiquer directement avec les médias ni sur les réseaux sociaux, à moins qu’ils ne le fassent uniquement en leur nom. Seul son président y est habilité et si cette communication porte sur de nouvelles mesures, elle doit se faire après que celles-ci ont été rendues publiques par les autorités.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que certains membres de la Task Force ne tiennent pas toujours compte de ces dispositions, si l’on se réfère à la régularité de leurs interventions publiques dans les médias mainstream et sur les réseaux sociaux.

L’interview de Samia Hurst-Majno publiée par le Blick le 7 février 2021 est emblématique de ce qui se passe depuis dix mois: lorsqu’ils sont sollicités, ces experts ne s’expriment jamais uniquement en tant que chercheur d’un domaine de spécialité; les médias précisent en effet toujours qu’ils sont «membres de la Task Force». Ainsi, dans l’article du Blick, Samia Hurst-Majno est présentée d’abord comme «vice-présidente de la Task Force», sa spécialité n’est évoquée qu’au bout de sept questions (sur onze). La chercheuse s’exprime d’ailleurs longuement sur des questions d’épidémiologie, notamment la menace d’une troisième vague et l’évolution du nombre de «cas», mais aussi sur l’attitude des habitants du pays (nous serions «trop peu prudents») et l’opportunité de nouvelles mesures. Autant de sujets qui ne relèvent pas de son domaine (la bioéthique). Ce qui manifestement n’empêche pas Samia Hurst-Majno, à l’instar d’autres membres de la Task Force, de se sentir habilitée à commenter ces aspects, et à distribuer les bons et les mauvais points à la population et aux autorités.

Le résultat de cette confusion des rôles est le même depuis des mois: les déclarations des membres de la Task Force font les gros titres. Aussitôt reprises par d’autres médias, elles deviennent des «faits» qui attisent l’inquiétude et la tension, et finissent par influencer les exécutifs. On ignore cependant les tenants et aboutissants des discussions entre les exécutifs et la Task Force. La demande LTrans que nous avons déposée dans ce sens à la mi-janvier 2021 ne devrait trouver réponse que fin février 2021. Nous ne manquerons pas de tenir nos lecteurs informés. En attendant, une chose est sûre: les prises de position publiques des membres de la Task Force déterminent régulièrement la direction du débat, en dépit du fait que le règlement de ce groupe d’experts stipule que les choses ne devraient pas se dérouler ainsi.

Mais cette indépendance n’est-elle pas positive? pourrait-on objecter. Ne garantit-elle pas que les scientifiques puissent travailler sans subir de pressions politiques? La réponse pourrait être oui, si la production scientifique de Task Force était de grande qualité.

Malheureusement, celle-ci n’est pas au rendez-vous.

Scénarios apocalyptiques

Les scénarios, les analyses et les modèles produits par ces chercheurs se sont régulièrement avérés faux. A commencer par les chiffres que Christian Althaus, Emma Hodcroft, Richard Neher et Marcel Salathé avaient articulés dans une première lettre adressée, en février 2020 au conseiller fédéral Alain Berset. Les taux spectaculaires de cas graves, d’hospitalisation et de décès qu’ils y avançaient s’appuyaient notamment sur la modélisation totalement erronée de l’Imperial College London. Evidemment, en février 2020, il était difficile d’être sûr de quoique ce soit concernant le virus SARS-CoV-2. Mais le constat est identique pour les scénarios que la Task Force et certains de ses membres ont présentés par la suite au fil des points de presse et de leurs interventions dans les médias: ils se sont souvent et lourdement trompés, comme l’illustrent les trois exemples suivants.

1. Evolution de l’épidémie au cours de l’été 2020: en avril 2020, une étude supervisée par Jacques Fellay, professeur associé à l’EPFL et au CHUV et membre de la Task Force, annonçait que le «relâchement progressif des mesures anti-coronavirus en Suisse pourrait augmenter le nombre d’infections et provoquer un rebond durant l’été», avec «à la clé 5000 à 15 000 morts, voire plus de 20 000». Jacques Fellay était formel: «tous les groupes qui font de la modélisation de l’épidémie en Suisse arrivent à des conclusions très proches les unes des autres. La grande inconnue, c’est l’effet du relâchement progressif des mesures actuellement en place. Ce n’est pas en interdisant quelques festivals durant l’été qu’on arrivera à maintenir ce R0 sous la barre de 1,2». A la mi-juin 2020, la Task Force revenait à la charge: elle faisait savoir par son président qu’elle redoutait la survenue d’une deuxième vague à l’été et critiquait les mesures du Conseil fédéral comme insuffisantes. En réalité, entre le 1er mai et le 1er octobre 2020, sans lockdown, il n’y a jamais eu plus de 0,29 hospitalisation pour 100 000 habitants par jour avec un pic maximal de 29 hospitalisations en un jour, et jamais plus de 0,08 décès pour 100 000 habitants attribués au COVID-19 par jour avec un pic maximal de 7 décès en un jour. Ces chiffres sont très éloignés des prévisions qui avaient été avancées par les experts. Lesquels, à notre connaissance, ne se sont ni rétractés, ni corrigés, ni excusés.

2. Saturation des capacités hospitalières à l’automne 2020: pendant les mois d’octobre, de novembre et de décembre 2020, la Task Force n’a cessé de critiquer les mesures prises comme insuffisantes. A aucun moment, pourtant, les hôpitaux suisses et leurs services de soins intensifs n’ont été saturés (1) (2) (3). Cela n’a pas empêché les grands médias d’entretenir durant des mois une atmosphère de panique par graphiques et lignes rouges interposés, sans contextualisation ni mise en perspective des données.

3. Evolution de l’épidémie entre mi-décembre 2020 et mi-janvier 2021: à la mi-décembre 2020, la Task Force annonçait que les mesures ne suffisaient pas et qu’un lockdown était nécessaire. Elle craignait le pire pour les fêtes. En réalité, depuis mi-décembre, le nombre d’hospitalisations et de décès attribués au COVID-19 est en recul constant. En dépit du fait que les Suisses ont été nombreux à fréquenter les stations de ski et à se sustenter dans les restaurants sur les pistes dans les cantons où ces derniers étaient ouverts (un comportement qui faisait craindre le pire (4), (5). Là encore, aucune des prévisions sombres ne s’est réalisée: depuis début novembre, toutes les courbes («nouveaux cas», hospitalisations, décès) affichent un fléchissement régulier. Et là encore, il n’y a eu aucune correction, aucune rétractation, aucune excuse de la part des experts.

La question des «nouveaux variants» britanniques, sud-africain et brésilien constituera probablement le prochain test quant à la robustesse des prédictions de la Task Force. Le 26 décembre, elle a réclamé une fois encore des «mesures supplémentaires urgentes en Suisse face à la pandémie» en raison de ces nouveaux variants. Le 29 décembre 2020, elle a présenté son «Rapport scientifique» consacré à ce sujet, notamment au variant B.1.1.7 («variant britannique»). Ce texte s’accompagnait de graphiques inquiétants. Suivant les scénarios envisagés, ceux-ci prédisaient une explosion de l’incidence, susceptible de culminer en avril à plus de 20 000 nouveaux «cas» par jour. Un scénario qui devait se réaliser si «les mesures de confinement» portaient «à 0,9 le taux de reproduction des souches du SARS-CoV-2 actuellement dominantes en Suisse», réduisant «de moitié environ toutes les quatre semaines» «le nombre d’infections par ces souches». Le même jour, Martin Ackermann s’est fendu d’un discours lors du point de presse au Palais fédéral, à l’occasion duquel il a présenté ces mêmes graphiques.

La suite des événements a eu un air de déjà-vu: le 30 décembre, le Conseil fédéral a annoncé qu’il ne renforcerait pas les mesures. Pour finalement changer de cap et en instaurer de plus sévères le 13 janvier 2021. Alors que tous les indicateurs poursuivaient leur descente, l’apparition de variants a été brandie pour arguer que le pire était à craindre. Avec à la clé le prolongement de cinq semaines de la fermeture des restaurants, des établissements culturels et des installations de sport et de loisirs. Mais aussi l’introduction de «nouvelles mesures pour réduire drastiquement les contacts» : télétravail obligatoire, fermeture de nombreux magasins, nouvelles restrictions pour les manifestations privées et les rassemblements.

Quelques indices suggèrent que là encore, la Task Force pourrait bien avoir inutilement peint le diable sur la muraille. D’après ses scénarios, même les plus optimistes, on aurait dû assister courant février déjà à une remontée du nombre quotidien de nouveaux «cas». Pour l’instant, rien de tel ne s’est produit. Au contraire, depuis début février, la moyenne sur 7 jours est inférieure à 1500 nouveaux «cas» par jour. Ce même indicateur est d’ailleurs aussi en baisse au Royaume-Uni où ce nouveau variant est dominant depuis la dernière semaine de décembre 2020. Tout comme le nombre d’hospitalisations et de décès. Enfin, une étude du King’s College parue le 1er février 2021 a conclu qu’il n’y avait pas de différences en termes de symptômes et de sévérité de l’évolution avec le nouveau variant.

Mais la Task Force a peut-être senti le vent tourner. 24 Heures a en effet demandé le 8 février à Martin Ackermann «s’il croyait toujours à la possibilité d’un pic de 20 000 ou s’il avait réévalué à la baisse le ‘scénario du pire’». Et constaté: «Mais aucune réponse claire n’est fournie. L’expert ne livre plus le moindre chiffre pour mars ou avril.»

Que valent les policy briefs?

Les scénarios et autres modélisations ne sont malheureusement pas le seul aspect problématique du travail de la Task Force. On peut en effet s’interroger également sur la qualité des policy briefs qu’elle a publiées. («70+ papers!», jubilait récemment Matthias Egger, ancien président dans le Task Force, dans un tweet). Les policy briefs sont des «dossiers thématiques» où la Task Force «traite les questions urgentes en lien avec la crise du COVID-19» et qui «reflètent les points de vue de la Task Force sur la situation actuelle». La Task Force précise encore que si «cela s’avère nécessaire, ils sont mis à jour selon les nouvelles données ou les nouvelles études en la matière».

Prenons deux exemples de policy briefs portant sur des mesures qui affectent chaque jour plusieurs millions d’habitants en Suisse: le port du masque et les tests PCR.

Fin juillet 2020, InfoSperber relevait que dans la policy brief «Strategy to react to substantial increases in the numbers of SARS-CoV-2 infections in Switzerland» (disponible uniquement en anglais)  du 1er juillet 2020, l’affirmation selon laquelle une méta-analyse aurait mis en évidence que le port du masque permettait de réduire la transmission du virus «jusqu’à 80%», par exemple, était articulée autour de raccourcis méthodologiquement intenables et de citations inexactes. Mais elle a donné aux médias les munitions pour mettre la pression sur les autorités cantonales et le Conseil fédéral. Et n’a pas été corrigée en dépit des manquements mis en évidence par InfoSperber.

Les tests PCR représentent aussi un enjeu très important. Les tests PCR positifs sont en effet aujourd’hui la première «unité de mesure» de la gravité de l’épidémie, puisqu’ils sont les «nouveaux cas» brandis jour après jour dans les médias et invoqués par les autorités pour justifier de nouvelles restrictions. Pour la personne concernée, et souvent pour ses proches, un test PCR positif est toujours lourd de conséquences: mise en quarantaine, privation du droit de quitter son logement, interdiction d’accéder à certains territoires en cas de déplacement, privation de contact avec des proches, voire hospitalisation pour des personnes modérément dépendantes. Dans ce contexte, on pourrait légitimement s’attendre à ce que les autorités et la Task Force veillent de manière sourcilleuse à ce que la conduite et l’interprétation de ces tests se fassent en fonction de critères solides, dûment passés au crible et évalués en fonction des meilleurs standards méthodologiques.

Coyright: Claude TRUONG-NGOC

Or en janvier 2021, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a mis à jour sa notice sur le maniement et l’interprétation des tests PCR. Dans ce document, l’OMS rappelle que lorsque la prévalence d’une maladie baisse, le risque de faux-positifs augmente, et ce quelle que soit la spécificité revendiquée du test; que le test PCR est une aide au diagnostic, et non un test diagnostic; et enfin que le nombre de cycles d’amplification nécessaire pour détecter le virus par test PCR est inversement proportionnel à la charge virale chez la personne testée. De ce fait, l’OMS recommande, lorsque les résultats des tests ne correspondent pas à la présentation clinique (par exemple en cas de test positif chez une personne sans symptômes), de prélever un nouvel échantillon et de reconduire le test, mais aussi que, le laboratoire indique le nombre de cycles d’amplification (valeur Ct). L’OMS recommande enfin de faire preuve de prudence dans l’interprétation de résultats positifs faibles («weak positive results»).

Nous avons demandé à la Task Force si elle envisageait de suivre l’OMS et de recommander aux centres de test, aux médecins et aux hôpitaux de refaire un test si la personne testée ne présentait pas de symptômes et aux laboratoires d’indiquer le nombre de cycles d’amplification réalisés lors du test. Didier Trono, virologue, professeur à l’EPFL et président du groupe d’experts diagnostics et tests de la Task Force, nous a répondu «Ces deux points ont plus à voir avec l’OFSP qu’avec la Task Force, en raison de leurs tenants plus légaux que scientifiques.» L’OFSP, quant à lui, nous a fait savoir qu’il ne comptait pas modifier ses directives en la matière.

La réponse de Didier Trono soulève une question: celle de savoir si les tenants sont ici vraiment «plus légaux que scientifiques». Car la question de l’utilité du test PCR quant à sa capacité à prédire si une personne est infectieuse ou non est bel et bien débattue depuis plusieurs mois dans la littérature médico-scientifique, comme le montre une revue en cours de 29 études.

Les conclusions préliminaires de cette revue contrastent d’ailleurs avec celles de la policy brief «An update on SARS-CoV-2 detection tests», publiée fin octobre 2020 par la Task Force. Ce document stipule notamment: «Les machines couramment utilisées effectuent 40 cycles d’amplification, et des valeurs Ct de 37 et moins sont généralement considérées comme positives sans équivoque, mais des valeurs encore plus élevées suscitent un fort soupçon d’infection en raison de l’extrême spécificité de la technique.» («Commonly used machines perform 40 cycles of amplification, and CT values of 37 and below are generally considered as unequivocally positive, but even higher values raise a strong suspicion of infection owing to the extreme specificity of the technique.»)

Nous avons demandé à la Task Force et à l’OFSP si l’on pouvait conclure de cette déclaration que la plupart des résultats de tests PCR conduits en Suisse avaient été obtenus au terme de 40 cycles d’amplification. L’OFSP nous a répondu oui.

Alors que Didier Trono nous a expliqué: «La plupart des résultats reflètent des tests devenant positifs bien avant 37 cycles. Ceux à ce niveau ou au dessus sont exceptionnels, et en général confirmés par un deuxième test.» Malheureusement, il n’existe ni études ni documents permettant de vérifier ces affirmations, puisque tous les laboratoires n’indiquent pas systématiquement la valeur Ct lorsqu’ils transmettent les résultats des tests.

Nous avons demandé aussi à Didier Trono sur quelles références de la littérature s’appuyait la valeur Ct de 37 avancée dans la policy brief, de même que l’affirmation selon laquelle des «valeurs encore plus élevées suscitent un fort soupçon d’infection en raison de l’extrême spécificité de la technique», car nous n’avons pas trouvé de publications les corroborant. Par ailleurs, elles contredisent les résultats présentés dans la revue systématique en cours.

Réponse de Didier Trono: «Ce commentaire (la policy brief, ndlr) relate l’attitude des laboratoires engagés dans le diagnostic en Suisse», il ne résulte donc «pas d’une compilation de la littérature ou d’une étude particulière». Le chercheur nous a encore précisé: «A noter que deux des membres de la TF (Task Force, ndlr) sont des directeurs de laboratoires diagnostiques, soit Laurent Kaiser de Genève et Alexandra Trkola de Zurich, et ont participé à la rédaction des documents y relatifs. Par ailleurs la TF discute régulièrement depuis le début de la pandémie avec les équipes d’autres unités diagnostiques, y compris occasionnellement du secteur privé.»

Et l’EBM?

Malheureusement, en médecine fondée sur les preuves (Evidence-Based Medicine ou EBM), les avis d’experts, aussi éminents soient-ils, ne sont pas considérés comme des preuves tant qu’ils ne sont pas étayés de manière transparente par l’évidence clinique. Il en va de même pour les pratiques d’acteurs comme les laboratoires: le fait qu’elles soient courantes ne suffit pas, il faut pouvoir vérifier sur quel type de preuves elles reposent.

Nous avons demandé à Didier Trono quelles étaient les références sur lesquelles les experts fondaient leur affirmation et sur lesquelles les laboratoires basaient leurs pratiques. Didier Trono nous a répondu comme suit: «Dispensez-moi s’il-vous-plaît des sermons sur l’EBM: lorsque le document cité parle de “strong suspicion” il s’agit de l’appréciation qualitative qu’ont de ce type de résultat ceux qui pratiquent ces tests, de la même façon qu’un radiologue parlerait de “forte suspicion d’embolie pulmonaire” sur la base d’une scintigraphie évocatrice mais pas pathognomonique, laissant à l’équipe soignante la responsabilité d’interpréter ce résultat dans le contexte des symptômes et signes cliniques présentés par le patient. L’utilisation du terme “strong suspicion” n’a donc rien de répréhensible puisqu’il ne se veut absolument pas quantitatif.»

Didier Trono s’est encore exprimé longuement dans ce mail, sans répondre toutefois à la question que nous lui posions. Nous ignorons donc toujours sur quelles références scientifiques la Task Force se base pour parler de «fort soupçon d’infection en raison de l’extrême spécificité de la technique». Un point est par ailleurs étonnant: le Laboratoire de virologie des HUG dirigé par Laurent Kaiser, dont Didier Trono souligne qu’il a collaboré à la rédaction de la policy brief concernée, précisait en effet dans une circulaire d’avril 2020: «A noter que pour l’ensemble de ces techniques, les valeurs Ct supérieures à 35 représentent des quantités d’ARN viral très faibles». Or des quantités d’ARN viral très faibles ne sont pas compatibles avec un «un fort soupçon d’infection».

Récapitulons: en dépit de l’importance des tests PCR dans la crise actuelle, la Task Force et l’OFSP estiment que s’appuyer sur des pratiques suffit et qu’il n’est pas nécessaire de présenter de preuves transparente de leur bon rapport bénéfice/risque. L’OFSP nous a en effet répondu: «Les recommandations de la Task Force sont claires et correspondent aux bonnes pratiques de laboratoires en vigueur en Suisse. L’OFSP est d’accord avec la Task Force sur ce point». Et lorsqu’on insiste en demandant au représentant de la Task Force des preuves scientifiques, au sens où l’EBM définit ces dernières, il demande qu’on le «dispense des sermons».

Où sont les études?

Plus généralement, on peut regretter que la Task Force n’ait pas recommandé le lancement d’études en Suisse qui auraient permis d’établir si les mesures non pharmaceutiques (port du masque, distanciation sociale, confinement, restriction du nombre de rencontres autorisées, fermeture des infrastructures) qu’elle préconisait présentaient un bon rapport bénéfice/risque. Pourtant, en avril 2020, elle admettait que les connaissances sur lesquelles elle appuyait ses recommandations étaient insuffisantes Et elle souligne sur son site que dans le cadre de sa mission, elle «détermine les champs et possibilités de la recherche suisse qui pourraient contribuer rapidement et considérablement à mieux comprendre et à endiguer l’épidémie de COVID-19». L’urgence de mener de tels travaux sur les interventions non pharmaceutiques a été soulignée en septembre 2020 par le Deutsches Netzwerk Evidenzbasierte Medizin en Allemagne. Et en novembre 2020, une analyse parue dans la revue médicale BMJ a rappelé la nécessité de se pencher sur les dégâts potentiels de telles mesures.

En dix mois, des membres de la Task Force auraient eu le temps, par exemple, de concevoir et de lancer en Suisse des études de cluster sur le rapport bénéfice du port du masque, du non-accès à certaines structures, des fermetures et des confinements. Certes, ces experts ne touchent pas de rémunération supplémentaire et leur temps est précieux, comme l’a expliqué le porte-parole du Conseil des EPF cité plus haut. Mais alors, pourquoi ne pas l’allouer à de la recherche qui permettrait d’identifier les mesures vraiment susceptibles de faire la différence sans porter préjudice à la population, plutôt que d’utiliser ce temps précieux pour s’adresser aux médias et enflammer de nouvelles polémiques en torpillant les principes de subsidiarité et le fonctionnement des institutions?

Il faut cependant souligner que la Task Force a fait un effort de recherche notable sur les conséquences de mesures, qu’elle a recommandées et qui ont été implémentées dans le pays: un sondage qui a récemment mis en évidence l’état préoccupant de la santé mentale d’une part croissante de la population. Mais là aussi, la conclusion du groupe d’experts publiée le 20 janvier 2021 laisse songeur: au lieu de faire preuve d’autocritique (si la santé mentale de la population se péjore, c’est peut-être aussi en raison des mesures prises par les autorités sur recommandation de ce groupe d’experts), la Task Force recommande en premier lieu de «réduire le nombre de cas». Autrement dit, le nombre de tests positifs. Ce qui revient, dans sa logique, à recommander des restrictions encore plus dures.

La Suisse ne peut pas s’attendre non plus à ce que des réponses à toutes ces questions viennent du Programme national de recherche COVID-19 (PNR 78 COVID-19) du FNS, lancé à l’initiative des mêmes acteurs qui ont préconisé la mise en place de la Task Force et dont le Comité de direction est présidé depuis novembre 2020 par Marcel Salathé. Aucun des projets retenus, en effet, ne vise à évaluer le rapport bénéfice/risque de interventions non pharmaceutiques imposées depuis des mois à des millions de personnes en Suisse.

Seuls deux projets abordent ces points de manière indirecte, mais leur postulat est que ces mesures (les restrictions, surtout) sont appropriées et efficaces, et que l’enjeu est de développer des instruments pour convaincre les gens de s’y conformer. Là encore, les priorités de recherche de ceux qui se présentent comme «la communauté scientifique suisse» apparaissent singulièrement orientées.

Voulons-nous continuer ainsi?

Ce tour d’horizon suggère que la Task Force n’agit guère comme un comité scientifique consultatif, conscient des limites de son mandat, soucieux de la complexité des enjeux de santé publique (où même les mesures les mieux intentionnées peuvent s’avérer délétères), et désireux de faire preuve de la plus grande rigueur méthodologique possible, en se montant transparent aussi bien sur les sources qu’il convoque que sur les inconnues dont s’accompagnent encore les connaissances actuelles.

Il est aussi quelque peu troublant de constater que ces présumés experts en politique de santé publique n’accordent apparemment guère de poids au souci d’éviter les déclarations incendiaires, qui achèvent de perturber et d’effrayer la population. Alors que celle-ci est plongée depuis plus d’un an dans un état permanent d’inquiétude et doit affronter chaque jour à la fois la couverture alarmiste des médias et le poids incontestable de restrictions de grande portée, dont l’impact sur le quotidien privé et professionnel est considérable.

Le comportement de la Task Force, avec ses interventions publiques, s’apparente plutôt à celui d’un groupe de pression, dont le but semble être de promouvoir une stratégie donnée, quitte à l’imposer par une lecture sélective de «la science», et qui ne semble avoir aucune intention ni de reconnaître ses erreurs d’appréciation passées, ni d’en tirer les leçons.

La Task Force a eu plus de dix mois pour montrer de quoi elle était capable. Le moment semble venu pour le législatif – dont le silence a été assourdissant depuis le début de cette crise – et le souverain de se demander s’ils souhaitent voir ce groupe d’experts continuer à exister et à œuvrer comme il l’a fait jusqu’ici.

19 février 2021 – Précision: nous avons ajouté un screenshot de l’e-mail qui montre la première prise de contact proposant la fondation de la Task Force et ajouté les noms des cosignataires de cet e-mail.